Comme le racisme ou l’homophobie, la discrimination linguistique revient à rejeter un individu pour ce qu’il est. La différence, c’est qu’en France, nous n’en avons pas conscience. Le sociolinguiste Philippe Blanchet défend cette thèse novatrice.
Selon vous, rejeter quelqu’un pour sa manière de parler, c’est comme le rejeter pour sa couleur de peau ou sa religion. Est-ce aussi grave que cela ?
Oui. Une discrimination consiste à traiter les gens de manière différente en s’appuyant sur des critères arbitraires et injustes, donc illégitimes. D’ailleurs tous les textes internationaux de protection des droits humains interdisent explicitement les discriminations linguistiques.
En quoi une discrimination linguistique est-elle illégitime ?
Car la manière dont vous parlez est un attribut de votre personne, au même titre que votre nationalité ou votre sexe. Rejeter votre manière de parler, c’est donc rejeter votre personne même. C’est pourquoi, dans mon livre, je préfère parler de glottophobie que de discrimination linguistique. Cela permet d’établir un parallèle avec la xénophobie ou l’homophobie, de faire comprendre que c’est un droit de l’homme qui est bafoué. Quand on traite les individus différemment selon leur manière de parler, ce sont les êtres humains que l’on discrimine.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ce sujet ?
Sans doute parce que ma grand-mère m’a raconté son enfance. Dans son école de Marseille, au début du XXè siècle, les petites filles surprises à parler provençal devaient nettoyer les toilettes. Et les récidivistes étaient contraintes de les lécher « puisqu’elles avaient de la merde dans la bouche ! ». Cela m’a paru intolérable.
Mais aujourd’hui, les enseignants ne recourent plus à ce genre de méthodes…
Non, mais la glottophobie prend d’autres formes. Je pense à ce jeune élève nouvellement arrivé en France, à qui l’enseignant a demandé comment il s’appelait. Il a répondu « Ahmed » en prononçant fortement le h. Savez-vous ce qu’on lui a répondu ? « Non. En France, on ne prononce pas les h. Tu t’appelles Amed. Répète : Amed ! » L’enseignant n’en avait sans doute pas conscience, mais en refusant son prénom, c’est l’enfant lui-même qu’il rejetait, ainsi que ses parents, sa langue et sa culture. L’élève a d’ailleurs fondu en larmes.
Je pense à ce couple de réfugiés renvoyé des urgences d’un hôpital public parce qu’il parlait très mal français. Ou à cet étudiant qui souhaitait devenir enseignant. Alors qu’il avait toutes les compétences académiques requises, un membre du jury lui a déclaré : « Avec l’accent que vous avez, vous ne serez jamais professeur de lettres ». Je pense encore au recteur de Bretagne, qui s’est opposé à ce que la devise « liberté, égalité, fraternité » soit inscrite et en français et en breton sur les frontons des lycées de cette région.
Mais promouvoir les langues régionales ne menace-t-il pas l’unité nationale ? Voyez la Catalogne espagnole ou la Flandre belge, qui réclament leur indépendance.
Ce risque existe, c’est vrai, puisque toute langue sert non seulement à communiquer, mais aussi à se définir en tant que groupe. Mais il n’est pas automatique et il est quasi nul en France. La preuve : il existe plusieurs milliers de langues dans le monde et moins de 200 Etats. Pour ma part, je défends le droit à la diversité culturelle dans des sociétés plurielles.
Si les gens abandonnent l’auvergnat ou l’alsacien, c’est qu’ils le veulent bien…
Vous imaginez vraiment que les gens décident spontanément, en toute liberté, de ne plus transmettre leur langue ? Bien sûr
Bien sûr que non : on a créé les conditions pour les inciter à agir ainsi. De fait, dans notre pays, la promotion sociale n’a été rendue possible possible qu’en français. Les familles en ont conclu que, dans l’intérêt de leurs enfants, mieux valait ne plus leur parler la langue ancestrale méprisée. Il faut vraiment être naïf _ ou intellectuellement malhonnête _ pour affirmer que le « choix » des populations s’est effectué sans pression extérieure.
Mais n’a-t-on pas a rendu service aux enfants des paysans? En leur apprenant le français, on leur a permis de s’instruire, d’accéder à de meilleurs métiers. On les a rendus égaux.
Obliger un enfant à utiliser la langue d’un autre pour avoir droit à la promotion sociale, c’est une curieuse définition de l’égalité. Et c’est un argument terrible ! C’est comme si on disait à un Juif qu’il doit devenir catholique pour devenir fonctionnaire. Votre réaction est cependant significative : comme la plupart de nos compatriotes, vous avez intégré l’idéologie glottophobe, particulièrement répandue dans notre pays.
Comment cela ?
En France, ce phénomène est doublement ignoré. D’une part, la société considère que se moquer de quelqu’un pour son accent ou sa manière de parler n’est pas grave. D’autre part, les textes qui prohibent les discriminations ne comprennent pas le critère linguistique. Pire : lorsque la France ratifie des textes internationaux sur ce sujet, elle le fait avec des réserves sur ce chapitre ou ne les applique pas.
C’est normal. Notre constitution comprend un article 2 qui stipule : « Le français est la langue de la République ».
Non, ce n’est pas « normal ». C’est discriminatoire car le français n’est qu’une des langues de France. Dans l’immense majorité des pays, il existe plusieurs langues officielles.
D’où vient selon vous notre relative indifférence à cette discrimination ?
A des raisons historiques. Sous l’Ancien Régime, l’unité du pays était symbolisée par la personne du roi. Depuis 1789, c’est la langue qui joue ce rôle. Pour cette raison, elle est devenue une religion d’Etat, dont le cœur sacré est l’orthographe et l’école le bras armé. Pas question d’écrire chariot avec deux r, par exemple, même si c’est le cas pour tous les autres mots dérivés de char ! On n’est plus dans le rationnel, on est dans le passionnel.
Les enseignants seraient donc responsables ?
Oui, même s’ils n’en ont pas toujours conscience. De fait, ils inculquent aux élèves les normes linguistiques des dominants et en font le critère majeur de la réussite ou l’échec. Ils créent chez les enfants une insécurité linguistique, en leur faisant croire qu’ils parlent « mal ».
N’est-ce par le rôle de l’école d’aider les enfants à ne plus commettre de fautes de français ?
Les « fautes » ne sont que des variations stigmatisées. On recense entre 3000 et 30 000 langues dans le monde. La plupart fonctionnent sans normes prescrites, et cela se passe très bien.
Mais une langue sans normes prescrites est-elle une vraie langue ?
Bien sûr. Dès qu’un parler permet de communique, c’est une langue. Et affirmer le contraire, c’est de la glottophobie.
Tout de même, le langage des langues de banlieue, ce ne sont pas des vers de Racine !
Non. Mais prouvez-moi par un argument rationnel que l’un est « meilleur » que l’autre.
Quand j’entends : « Vas-y, je te kiffe trop », cela m’émeut moins que : » Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue »…
Vous, peut-être. Mais ce n’est pas rationnel : c’est de l’affect ! Pourquoi les uns auraient-ils le droit d’imposer leur subjectivité et de définir ce que doit être la norme? C’est comme si je vous disais que votre chambre doit être peinte en vert et non en blanc. Le sociologue Pierre Bourdieu l’a très bien montré : la « bonne » langue est celle qu’utilise l’élite de la société_ et qui entend garder le pouvoir.
Vous allez plus loin : vous établissez un parallèle entre notre politique linguistique et le colonialisme…
Je ne suis pas ni le premier ni le seul. En 1880, Jules Ferry déclare : « Les races supérieures (….) ont pour devoir de civiliser les races inférieures ». En 1889, on peut lire dans le Manuel du Maître destiné « aux élèves des provinces où l’on ne parle pas français » : « Nous amènerons insensiblement les populations soumises à notre domination à (…) accepter notre langue et notre civilisation. » C’est un fait : en construisant la France moderne autour d’une seule langue, on a mené une politique de colonisation intérieure de populations considérées comme inférieures et parlant des sous-langues.
Votre analyse peut choquer. En avez-vous conscience ?
Bien sûr. Il y a au moins deux raisons à cela. D’une part, la glottophobie est difficile à dénoncer car ceux qui ont le pouvoir en sont les agents et les bénéficiaires : les enseignants, les élites politiques et économiques, les intellectuels et, pardonnez-moi de vous le dire, les journalistes parisiens… D’autre part, les Français ont été formatés par leur éducation et ont subi dans ce domaine un discours d’ordre hégémonique qui a perturbé la conscience des locuteurs. De nombreux Provençaux considèrent sincèrement leur langue comme un parler inférieur alors que le provençal a été langue d’Etat, langue de droit, langue de littérature, et qu’il a même été couronné par un prix Nobel en la personne de Frédéric Mistral _ ce qu’évidemment, on se garde bien d’enseigner dans nos écoles.
De la même manière qu’on avait convaincu certains Noirs qu’ils étaient des sous-hommes, les victimes de la glottophobie ont fini par intégrer le discours dominant qu’on leur a asséné. Il y aurait une « hiérarchie » entre les langues ; le français serait « supérieur » aux autres langues du pays, qui ne seraient d’ailleurs que des « patois », etc. Très peu de gens se rendent compte que ce discours est à la fois arbitraire et critiquable. Au contraire : de simples vérités scientifiques sont considérées comme blasphématoires. Mentionner que le français a longtemps été en Corse ou en Bretagne une langue étrangère choque, alors qu’il s’agit d’un simple rappel historique !
N’êtes-vous pas choqué d’entendre le nationaliste Jean-Guy Talamoni parler en corse devant son assemblée ?
Pas du tout. Interdire à un élu d’une collectivité territoriale d’utiliser la langue historique de son territoire, c’est typiquement de la glottophobie. Parler sa langue est un droit fondamental.
Mais pas dans une assemblée de la République !
Si. Sauf si la République est glottophobe…
A vous suivre, on devrait donc pouvoir se marier en breton en en Bretagne ou être jugé en alsacien en Alsace…
Bien sûr. Il n’y a qu’en France que l’on trouve cette situation bizarre. Quel problème cela pose-t-il ?
Celui-ci, entre autres : un fonctionnaire ou un informaticien venu de Savoie ne pourra pas exercer son métier s’il est muté en Alsace…
Mais si car personne ne l’obligera à parler alsacien ! Comme beaucoup de Français, vous confondez langue commune et langue unique. Je le répète : je défends le plurilinguisme. Je trouve donc très bien que l’on continue à parler français en Alsace. Je demande simplement que l’on n’empêche pas ceux qui le souhaitent d’y parler alsacien.
Cela ne revient-il pas à encourager les replis identitaires ?
Notre pays, me semble-t-il, souffre surtout d’un éthnonationalime français. Dois-je rappeler que le Front national recueille 30 % des voix, avec un programme explicitement discriminatoires pour les étrangers ? Il existe certes des petits partis régionalistes d’extrême droite, mais je n’en connais pas qui obtienne de tels scores avec des programmes similaires. La plupart des mouvements régionalistes sont humanistes. En France, le communautarisme le plus fort est bel et bien le communautarisme français.
Ce n’est pas du communautarisme, c’est de l’universalisme !
Comme le dit le linguiste et philosophe Tzvetan Todorov, « l’universalisme est un ethnocentrisme qui s’ignore ». La communauté française est une communauté comme les autres, mais elle se prétend « universelle ». Qui sommes-nous pour nous prétendre « universels », nous poser en modèle pour l’humanité et affirmer que nous avons une langue supérieure aux autres ? A l’étranger et pour nombre de Français plurilingues, croyez-moi, cette prétention est vécue comme une arrogance. Il est temps d’adopter une politique linguistique humaniste.
Concrètement ? Concrètement, cela veut dire modifier l’article 2 de la Constitution, encourager le plurilinguisme et reconnaître la glottophobie dans la loi sur les discriminations. La France ne peut pas se présenter comme « la patrie des droits de l’homme » et en ignorer l’un d’entre eux.
Discriminations : combattre la glottophobie de Philippe Blanchet – 192 pages – Prix : 14, 90 €